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Communiqués de presse

La société civile et les associations de journalistes demandent au Conseil de protéger les journalistes contre les logiciels espions et la surveillance dans l'Acte européen pour la liberté des médias (EMFA)

Une lettre ouverte, signée par 65 organisations de la société civile et de journalistes dont le Syndicat national des journalistes (SNJ), a été envoyée le 19 juin 2023 au Conseil de l'Union européenne par laquelle nous demandons au Conseil de protéger les journalistes contre les logiciels espions et la surveillance dans l'Acte européen pour la liberté des médias (EMFA).

 


 

Chers représentants permanents adjoints,

Nous, les 65 organisations de la société civile et de journalistes soussignées, vous écrivons pour vous faire part de nos préoccupations concernant les développements inquiétants liés au projet de règlement sur l'Acte européen pour la liberté des médias (EMFA), en particulier les dispositions de l'article 4 ("Droits des fournisseurs de services de médias"). Le dernier texte de compromis du 24 mai présente de sérieux risques pour les principes démocratiques et les droits fondamentaux de l'Union européenne, notamment la liberté de la presse, la liberté d'expression et la protection des journalistes.

En particulier, le dernier texte de compromis :  (a) maintient et aggrave la proposition de la Commission qui prévoit une exception de "sécurité nationale" à l'interdiction générale de déployer des logiciels espions contre les journalistes ;  (b) augmente la liste des crimes qui permettent la surveillance des journalistes et des sources journalistiques ;  et (c) élimine les garanties juridiques qui protègent les journalistes contre le déploiement de logiciels espions par les États membres.

Afin de garantir que le règlement protège les journalistes et leurs droits fondamentaux, le Conseil doit plutôt :

 

(a) Éliminer l'exception relative à la "sécurité nationale".

Le texte de compromis actuel, au lieu de protéger les journalistes et leurs sources, légalisera l'utilisation de logiciels espions contre les journalistes. Plus précisément, l'inclusion d'un nouveau paragraphe 4 stipulant que "[l]e présent article est sans préjudice de la responsabilité des États membres en matière de sauvegarde de la sécurité nationale" transforme en fait les protections initialement prévues par l'article 4 en coquilles vides. Par cette nouvelle disposition, le Conseil ne se contente pas d'affaiblir les garanties contre le déploiement de logiciels espions, mais encourage fortement leur utilisation sur la seule base du pouvoir discrétionnaire des États membres.

Le journaliste hongrois Szabolcs Panyi décrit bien la menace réelle que cette disposition fait peser sur le journalisme :

"L'analyse médico-légale de mon téléphone a montré que le logiciel espion Pegasus fonctionnait sur mon appareil depuis sept mois. Ma surveillance a entravé mon droit à protéger mes sources d'information. Je suis un journaliste d'investigation qui s'appuie fortement sur les informations fournies par les lanceurs d'alerte. Dans des environnements politiques de plus en plus répressifs, comme en Hongrie, où les médias sont soumis au contrôle et à la pression du gouvernement, les dénonciateurs et les fuites sont le seul moyen qui reste aux journalistes d'investigation pour découvrir la vérité. C'est précisément la raison pour laquelle, sous le prétexte de vagues et fausses raisons de sécurité nationale, la surveillance est utilisée contre les journalistes en Hongrie. Cette pratique a un effet dissuasif énorme et pourrait rendre notre travail impossible. Les dirigeants de l'UE à Bruxelles doivent comprendre que tout citoyen de l'UE, qu'il s'agisse d'un journaliste ou d'une source d'un journaliste, peut faire l'objet d'une surveillance illégitime si certains États membres s'en tirent toujours en utilisant la "sécurité nationale" comme un passe-droit. Cela rend l'EMFA encore plus essentiel pour protéger les droits des journalistes et la liberté de la presse".

 

(b)restreindre la liste des infractions qui autorisent les mesures répressives à l'encontre des journalistes et des sources journalistiques et interdire l'utilisation de logiciels espions.

Le projet de position du Conseil supprime la liste exhaustive des infractions établie par la Commission à l'article 2, paragraphe 17, pour la remplacer par la liste établie dans la décision-cadre relative au mandat d'arrêt européen, assortie d'une peine de détention maximale d'au moins trois ans et toutes les infractions étant punies d'une peine minimale maximale de cinq ans d'emprisonnement en vertu du droit national. Cela a pour effet d'élargir considérablement la liste des infractions justifiant le déploiement de logiciels espions contre des journalistes et des sources journalistiques, y compris des infractions moins graves telles que l'"incendie criminel" ou le "piratage de produits". Ceci est profondément problématique du point de vue des droits fondamentaux.

Pour respecter le principe de proportionnalité, il est essentiel d'inclure un seuil approprié qui exclut les parties des codes pénaux nationaux qui ne justifient pas des mesures intrusives au titre de l'article 4, paragraphe 2, point b). Selon la jurisprudence de la CJUE, seuls les crimes graves sont susceptibles de justifier une ingérence sérieuse dans les droits fondamentaux de l'individu.2 Lorsqu'il s'agit de journalistes et de travailleurs des médias, le seuil doit être plus élevé en raison du rôle crucial qu'ils jouent en tant qu'observateurs publics dans nos démocraties.

Comme l'a évalué le Contrôleur européen de la protection des données (CEPD) dans ses remarques préliminaires3, le niveau d'interférence des logiciels espions modernes avec le droit à la vie privée est si élevé qu'il "prive en fait" l'individu de ce droit. Lorsque l'individu est un journaliste ou une source, il est d'autant plus clair que même l'objectif de protection de la sécurité nationale ne peut établir un équilibre adéquat avec l'interférence en jeu. En bref, la portée étendue du catalogue de crimes au point (c) de l'article 4(2) ouvre la porte à une surveillance inacceptable et disproportionnée des journalistes et des sources journalistiques. Si elle n'est pas profondément remaniée, l'EMFA légalisera la réduction au silence des voix critiques, renforçant ainsi les effets de refroidissement sur les espaces civiques.

 

(c) Inclure des garanties juridiques fortes pour protéger et respecter le travail journalistique libre et indépendant.

La proposition actuelle du Conseil n'inclut aucune mesure capable de sauvegarder les droits fondamentaux comme l'exigent le Traité sur l'Union européenne et la Charte des droits fondamentaux. L'EMFA devrait donc suivre les normes fondamentales établies dans la jurisprudence de la CJUE et de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH).4 Par exemple, elle doit inclure une autorisation préalable effective, contraignante et significative par une autorité judiciaire indépendante. En outre, les mesures répressives prévues à l'article 4, points a) et b), doivent être nécessaires, proportionnées, évaluées au cas par cas et strictement limitées aux crimes les plus graves.

Le témoignage du journaliste catalan Enric Borràs Abelló, président du groupe de journalistes Ramon Barnils et directeur adjoint du journal ARA, montre à quel point les garanties juridiques sont cruciales dans le contexte de la surveillance étatique :

"La liste des personnalités espionnées par Pegasus et Candiru dans le cadre du soi-disant catalanisme compte, à l'heure actuelle, 65 noms confirmés par l'ONG Citizen Lab. Trois d'entre eux sont des journalistes. Le cyberespionnage contre le mouvement indépendantiste catalan a commencé il y a plus d'un an et depuis lors, le Centre national de renseignement espagnol (CNI) n'a reconnu l'espionnage que de 18 personnes liées au mouvement. Aucune d'entre elles n'est journaliste. Le CNI disposait d'une enquête judiciaire.

 

La CEDH a obtenu l'autorisation de le faire dans le cadre de l'enquête sur le terrorisme de l'organisation [basée sur l'internet] appelée Democratic Tsunami, qui a appelé à plusieurs manifestations en Catalogne. L'enquête sur les 47 autres cas perpétrés sans autorisation judiciaire reste sans réponse de la part des autorités nationales. Jusqu'à présent, il n'y a aucune collaboration de la part des services de renseignement espagnols".

A la lumière des points susmentionnés, les organisations de la société civile et de journalistes soussignées demandent instamment au Conseil de reconsidérer sa position actuelle et d'élaborer une position solide contre la surveillance des journalistes. Le scandale Pegasus en Hongrie, l'affaire Predator en Grèce ou le "Catalan Gate" ne sont tout simplement pas tolérables dans des sociétés démocratiques. C'est le rôle du Conseil de s'assurer d'inclure les garanties juridiques les plus élevées pour protéger le journalisme. Par conséquent, nous espérons sincèrement que, dans le cadre de vos responsabilités, vous prendrez les mesures urgentes et substantielles qui s'imposent pour garantir que les préoccupations exposées dans cette lettre soient traitées de manière appropriée.

Nous restons à votre disposition si vous souhaitez discuter plus avant de la manière dont le Conseil peut s'assurer que son approche générale de l'EMFA renforce les droits fondamentaux, la démocratie et l'État de droit - les fondements sur lesquels repose l'Union européenne.

Nous vous prions d'agréer, Monsieur le Président, l'expression de nos salutations distinguées,

 

 

1 CJUE, affaires jointes 511/18, C-512/18 La Quadrature du Net et autres c. Premier ministre et autres (2020). Par. 99
2 Ibid. par. 140.
3 CEPD, "Remarques préliminaires sur les logiciels espions modernes" (15 février 2022) https://edps.europa.eu/system/files/2022- 02/22-02-15_edps_preliminary_remarks_on_modern_spyware_en_0.pdf
4 CEDH, Telegraaf Media Nederland Landelijke Media B.V. et autres c. Pays-Bas. Également : Big Brother Watch et autres c. Royaume-Uni.

 

SIGNATAIRES

1. Access Info Europe
2. Access Now
3. ActiveWatch, Roumanie
4. ApTI - Asociatia pentru Tehnologie si Internet, Roumanie
5. Article 19
6. Association des journalistes professionnels, Albanie
7. Association biélorusse des journalistes (BAJ), Biélorussie
8. CFDT-Journalistes, France
9. Citizen D / Državljan D, Slovénie
10. Union des libertés civiles pour l'Europe (Libertés)
11. CivilRightsDefenders, Suède
12. Association des journalistes croates
13. CulturalBroadcastingArchive,Autriche
14. Culture andMass-MediaFederationFAIR-MediaSindetRomanianTradeUnion of Journalists, Roumanie
15. Syndicat danois des journalistes, Danemark
16. DeutscherJournalisten-Verband(DJV),Allemagne
17. Digitalcourage,Allemagne
18. Citoyenneté numérique (DCO)
19. DutchAssociationofJournalists(NVJ),Pays-Bas
20. Electronic Frontier Norway (EFN), Norvège
21. Association estonienne des journalistes, Estonie
22. Eurocadres
23. Centre européen pour la liberté de la presse et des médias (ECPMF)
24. Droits numériques européens (EDRi)
25. Fédération européenne des journalistes (FEJ)
26. Partenariat européen pour la démocratie (EPD)
27. Federazione Nazionale Stampa, Italie
28. Union finlandaise des journalistes, Finlande
29. Association flamande des journalistes, Belgique
30. Free Press Unlimited, Pays-Bas
31. Fondation GazetaWyborcza, Pologne
32. Forum mondial pour le développement des médias (FMMD)
33. Gong, Croatie
34. Groupe de journalistes Ramon Barnils, Espagne
35. Fondation Helsinki pour les droits de l'homme, Pologne
36. Institut de surveillance des droits de l'homme, Lituanie
37. Union de la presse hongroise, Hongrie
38. IT-Pol, Danemark
39. Association des journalistes indépendants de Serbie (NUNS), Serbie
40. Association des journalistes indépendants de Voïvodine, Serbie
41. Institut international de la presse
42. Internews Europe
43. Association des journalistes de Serbie (JAS-UNS), Serbie
44. Union des journalistes de Turquie (TGS), Turquie
45. La Quadrature du Net, France
46. Syndicat des journalistes lettons, Lettonie
47. Ligue des droits humains (LDH), Belgique
48. Union lituanienne des journalistes (LZS), Lituanie
49. Institut de la diversité des médias
50. Osservatorio Balcani Caucaso Transeuropa (OBCT)
51. Ossigeno.info,Italie
52. Peace Institute, Slovénie
53. Syndicat portugais des journalistes (SINJOR), Portugal
54. Reporters sans frontières (RSF)
55. Syndicat serbe des journalistes (SINOS), Serbie
56. Société des journalistes, Varsovie, Pologne
57. Organisation des médias de l'Europe du Sud-Est (SEEMO)
58. Statewatch, Royaume-Uni
59. Union suédoise des journalistes, Suède
60. Syndicat national des journalistes (SNJ), France
61. Syndicat national des journalistes CGT (SNJ-CGT), France
62. TUC Nezavisnost, Serbie
63. Syndicat des journalistes croates, Croatie
64. Syndicat des médias du Monténégro (TUMM), Monténégro
65. Wikimedia Europe

 

 

Bruxelles le 19 Juin 2023

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